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La boussole stratégique : et après ?

15 Juin 2022 | Eurosatory Report

Lors du Conseil européen du 24 mars 2022, les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’Union européenne ont endossé la boussole stratégique, qui constitue le premier livre blanc de la défense européenne. Son élaboration a commencé au second semestre 2020 et s’est achevée dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La première question qui se pose est donc de savoir si, à peine adopté, ce document n’est pas déjà obsolète, tant le paysage géopolitique de l’Europe a été bouleversé.
La seconde question est de savoir si sa mise en œuvre sera effective, c’est-à-dire s’il permettra de lancer un nouveau cycle de planification de défense entre États membres de l’Union, ou bien s’il ne sera qu’un document « stratégique » de plus sur les étagères déjà bien fournies de « l’Europe de la défense ».
Enfin, il peut être intéressant de mettre en évidence les sujets importants qui sont restés tabous.

  1. Un document qui consacre le réveil géopolitique de l’Union européenne
    Assurément, le premier mérite de la boussole stratégique est d’exister. Elle participe en cela de ce mouvement d’ensemble qu’il est désormais convenu d’appeler le « réveil géopolitique de l’Europe » et qui s’est amorcé en 2014 avec l’invasion de la Crimée par la Russie et l’occupation partielle du Donbass. Dans cette perspective, on peut espérer qu’elle sera le premier d’une série de documents dont l’utilité ira grandissant. Mais au-delà de son existence même, la boussole présente au moins quatre autres vertus.
    En premier lieu, contrairement à la stratégie de sécurité de Javier Solana ou à la stratégie globale de Federica Mogherini, ce n’est pas un document signé par une seule personne puis « accueilli » ou « salué » par les États membres. Ce document est le fruit d’une longue réflexion qui a mûri sous quatre présidences du Conseil de l’Union européenne : allemande, portugaise, slovène et française. Il a été adopté par tous les États membres, qui ont ainsi engagé leur signature. On peut certes trouver le document long (47 pages) et déclaratoire, mais c’est le prix à payer quand 27 diplomaties y ont trempé leurs plumes. Au demeurant, sa longueur est moindre que les dernières revues stratégiques française de 2017 (95 pages, hors annexes) ou britannique de 2021 (99 pages hors annexes). Seul le dernier concept stratégique de l’Otan de 2010 est plus synthétique (11 pages).
    En deuxième lieu, la boussole stratégique comporte la toute première analyse commune des menaces auxquelles l’Union est confrontée et qui n’a rien à envier, dans sa structure et sa portée, à ce qui se fait au sein de l’Alliance atlantique. On peut certes regretter que les menaces ne soient pas hiérarchisées et que les réponses à y apporter ne soient pas priorisées. Il n’en reste pas moins que la vertu de cet exercice est dans le processus lui-même, qui contribue à une compréhension commune des menaces et des défis, et amorcera peut-être une « culture stratégique partagée ».
    En outre, la boussole constitue un ensemble d’actions à entreprendre dans un calendrier précis et sous le contrôle des autorités européennes. Et c’est là sa troisième vertu. Elle comprend un total de 51 mesures identifiées, dont certaines comportent plusieurs sous-actions et dont le calendrier de mise en œuvre est clairement établi. Près de la moitié d’entre elles (24) devront être exécutées d’ici la fin de l’année 2022, ce qui, à l’échelle de temps européenne, marque une volonté d’accélération très nette.
    Du reste, certaines mesures ont déjà reçu un commencement d’exécution. C’est le cas en particulier de la constitution d’un « pôle d’innovation dans le domaine de la défense au sein de l’Agence européenne de défense, qui travaillera en partenariat avec la Commission afin d’exploiter les synergies avec ses axes de travail connexes, y compris le programme européen d’innovation dans le domaine de la défense ». Ce pôle ou « hub » pourrait se révéler d’une importance cruciale dans la perspective d’une mise en réseau des travaux des différentes agences de recherche européennes, telles que l’Onera en France ou le DLR en Allemagne. Quinze autres mesures devront être exécutées d’ici la fin de l’année 2023 et seulement sept à l’horizon 2025. Cinq autres mesures concernant les partenariats ont vocation à s’étaler dans le temps jusqu’à l’horizon 2030.
    Enfin, et c’est peut-être le plus important, la mise en œuvre de la boussole fera l’objet d’un rapport annuel établi par le haut représentant, en concertation avec la Commission et l’Agence européenne de défense. Ce rapport servira de base à une réunion ultérieure du Conseil européen. Sur la base de l’analyse révisée de la menace en 2025 et compte tenu de la réalisation des principaux objectifs prévus, le haut représentant présentera des propositions portant sur une éventuelle révision de la présente boussole stratégique.
  2. Un document encore hésitant sur les objectifs, peu ambitieux sur les moyens et qui identifie les problèmes sans leur apporter de solutions
    Le principal reproche que l’on peut adresser à la boussole stratégique est qu’elle ne donne toujours pas de direction claire sur ce que doit être la défense européenne. Contrairement à l’Alliance atlantique qui a su définir, en très peu de mots, quelles étaient, en 2010, ses missions essentielles (core tasks), à savoir la « défense collective », la « gestion de crises » et la « sécurité coopérative », le lecteur de la boussole stratégique serait bien en peine de dire quelles sont les missions essentielles de l’Union en matière de défense et ce que sont supposés faire ensemble les États membres. Ces derniers se promettent d’agir, certes. Mais dans quel but ? S’agit-il uniquement de gérer les crises qui surgissent dans le voisinage européen ? Mais alors pourquoi parler de la nécessité d’un « saut quantique » face à l’environnement hostile ? Et pourquoi mettre au premier rang des objectifs de la boussole la volonté de rendre effective la clause de solidarité de l’article 42.7 du traité sur l’Union européenne (TUE) alors qu’ils n’envisagent toujours pas d’établir entre eux la « défense commune » prévue à l’article 42.2 de ce même traité ? S’ils ne le font pas, c’est bien qu’entre la gestion de crises et la défense territoriale (le fameux « pilier européen de l’Otan »), le choix des États membres est toujours hésitant. Et si, par souci de maintenir une « ambiguïté constructive », ils ambitionnaient de viser les deux objectifs à la fois, ils devraient alors s’engager à accroître leurs dépenses de défense dans des proportions considérables ; ce qu’ils ne font pas.
    Le second reproche que l’on peut adresser à la boussole stratégique est le peu d’ambition des mesures proposées. Ainsi, parmi les mesures phares, la première consiste en la mise en place d’une « capacité de déploiement rapide d’une force modulaire pouvant compter jusqu’à 5 000 personnels dans un environnement hostile » qui devrait être opérationnelle en 2025. La deuxième vise à décider des modalités pratiques de mise en œuvre de l’article 44 du TUE qui prévoit la possibilité pour le Conseil européen de déléguer à un groupe d’États membres une mission ou une opération de gestion de crises. Enfin, la troisième mesure prévoit de rendre opérationnelle, d’ici 2025, la « capacité militaire de planification et de conduite », que les États membres n’osent toujours pas appeler du nom de « quartier général » pourtant compréhensible par le commun des mortels. Si, treize ans après l’entrée en vigueur du traité sur l’Union européenne, on se demande toujours ce qu’il faut faire pour le mettre en œuvre et si, vingt-deux ans après l’adoption de « l’objectif final » d’Helsinki, qui fixait l’ambition européenne à un corps d’armée, soit 60 000 personnels, on se contente d’une force de 5 000 hommes, que de surcroît l’on serait incapable de commander avant 2025, alors il faut bien admettre que, une fois de plus, la montagne a accouché d’une souris.
    Beaucoup de mesures relèvent du langage incantatoire habituel (« nous prendrons de nouveaux engagements », « nous développerons », etc.) et consistent dans l’adoption de « stratégies » (spatiale, maritime, aérienne, etc.) dont certaines étaient déjà promises depuis longtemps. De surcroît, on ne peut être qu’inquiet chaque fois que l’expression « boîte à outils » est prononcée, comme la « boîte à outils hybride » ou la « boîte à outils relative aux activités de manipulation de l’information et d’ingérence menées depuis l’étranger », car il s’agit là d’une notion dont le contenu reste à définir. Pour tempérer cette impression, certaines mesures normatives sont importantes. C’est le cas en particulier du contrôle des investissements directs étrangers qui continueront de faire l’objet d’un « filtrage » afin d’atténuer les risques que peuvent faire courir la prédation d’entreprises de défense européennes par des puissances étrangères. C’est le cas également de la révision du règlement du Fonds européen de défense qui devrait se faire dans le sens de plus de simplicité et d’accessibilité pour les industriels européens.
    Enfin, la boussole stratégique identifie clairement les principales fragilités de la défense européenne… mais ne leur apporte aucune réponse.
    La première fragilité tient à l’absence de chaîne de commandement politico-militaire au sein de l’Union européenne. De ce point de vue, le diagnostic posé par la boussole est tout à fait juste :
    « L’Union doit gagner en rapidité, en capacité et en efficacité dans son aptitude à décider et à agir. Cela requiert une volonté politique. L’unanimité étant la norme dans la prise de décisions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense, nous avons besoin d’une rapidité, d’une robustesse et d’une flexibilité renforcées pour entreprendre l’ensemble des tâches de gestion de crises. Nous devons être en mesure de répondre aux menaces imminentes ou de réagir rapidement à une situation de crise en dehors de l’Union, à tous les stades du cycle d’un conflit. »
    Malheureusement, aucune thérapie n’est prescrite afin de résoudre ce problème. La boussole se contente d’indiquer que : « À cette fin, nous développerons une capacité de déploiement rapide de l’UE […] ». Or il s’agit là d’un faux remède qui confond la décision et les moyens de la mettre en œuvre. C’est en effet l’aptitude à décider qui permet l’emploi de la « capacité de déploiement ». Sans aptitude à décider, il est fort à craindre que la capacité restera inemployée comme l’ont été les groupements tactiques de l’Union et, avant eux, la brigade franco-allemande. Ce n’est pas l’outil qui crée le cerveau, mais bien l’inverse.
    Pourtant, l’équation de la défense européenne, entendue au sens de défense de l’Union européenne par l’Union européenne et pour l’Union européenne, est simple à écrire. Elle n’a pas changé depuis la déclaration de Saint-Malo, le 4 décembre 1998, entre Britanniques et Français : « Afin de pouvoir jouer tout son rôle sur la scène internationale […] l’Union doit avoir des capacités d’action autonome, appuyées par une force militaire crédible, les moyens d’y avoir recours et la volonté de le faire afin d’agir dans les crises internationales ».
    On peut formaliser cette équation sous la forme d’une multiplication :
    Défense européenne = Volonté politique × Aptitude à décider × Capacité autonome d’action
    Si l’un seulement de ces éléments est égal à zéro ou proche de zéro, le produit de cette équation sera lui aussi égal à zéro ou proche de zéro. Il est impératif de les réunir simultanément, car il ne servirait à rien de disposer d’une capacité autonome d’action sans la volonté de s’en servir, ni de l’aptitude à décider de son emploi.
    Le fait est que cette équation est insoluble dans un cadre intergouvernemental. Et c’est bien la raison pour laquelle, lors du sommet de Versailles qui s’est tenu en mars 2022, les États membres, loin de déclarer la « défense commune », pourtant prévue à l’article 42.2 du TUE, ont préféré s’en remettre à la Commission européenne pour qu’elle leur propose une vraie feuille de route destinée à combler leurs déficits capacitaires dans le domaine de l’armement. Cet exercice est d’autant plus révélateur qu’un tel inventaire existait déjà sous la forme du plan de développement capacitaire (PDC) de l’Agence européenne de défense, publié en 2018. Or, s’il a fallu dans l’urgence en rebâtir un autre, c’est bien que ce PDC était inutile.
    La seconde fragilité majeure se situe à l’aval de la boussole stratégique et consiste en l’absence d’un authentique « mécanisme de développement des capacités » (qui était prévu à l’article 2 du protocole n° 10 aux traités européens, relatif à la coopération structurée permanente). Toutefois, l’une des mesures prévoit explicitement que d’ici à 2023, les États membres réviseront leur processus atteindre un objectif global (la planification de défense européenne) et rapprocheront « le développement des capacités militaires des besoinsMauroopérationnels, ce qui constituera une contribution essentielle au plan de développement des capacités. Des éléments de planification stratégique détaillés nécessaires pour adapter les scénarios de planification des capacités seront élaborés d’ici la mi-2022 ». L’avenir dira si cette déclaration d’intention sera suivie d’effets.
  3. Un document qui ne lève pas le tabou sur les questions les plus importantes
    Le premier tabou non levé par la boussole est celui de la relation entre la défense européenne et l’Otan. Lors de la naissance de l’idée d’une telle défense européenne, dans la matrice des guerres de Yougoslavie et du Kosovo, le partage des rôles était clair : aux Européens la gestion de crises en dehors du territoire de l’Union, grâce à des opérations clairement identifiées (les célèbres « missions de Petersberg » reprises à l’article 43 du TUE) et lorsque les Américains ne souhaitent pas intervenir ; à l’Otan la défense du territoire de l’Europe, jusques et y compris au moyen de la dissuasion nucléaire.
    Malheureusement, ce partage des tâches n’a jamais fonctionné. Les Américains ont tout de suite marqué les limites à cette division du travail qu’ils avaient eux-mêmes poussée (les « 3 D » de Madeleine Albright : no decoupling, no discrimination, no duplication). Les Européens se sont révélés incapables de gérer par eux-mêmes les guerres intervenues dans leur voisinage et qui pourtant n’ont pas manqué de les impacter (Syrie, Libye, Mali). Quant à l’Otan, elle s’est officiellement attribué la mission de « gestion de crises » parmi ses missions centrales, alors même qu’il s’agissait d’une mission de l’Union européenne.
    Bien entendu, la « coopération » entre les deux organisations est un mantra de tous les documents stratégiques de l’Union et, de ce point de vue, la boussole n’échappe pas à cette figure imposée, puisqu’il y est affirmé dans un paragraphe on ne peut plus emphatique que : « Le partenariat stratégique de l’UE avec l’Otan est essentiel pour notre sécurité euro-atlantique, comme on peut le constater, une fois de plus, dans le contexte de l’agression militaire commise par la Russie contre l’Ukraine en 2022. L’UE reste pleinement résolue à renforcer encore ce partenariat clé afin également de renforcer le lien transatlantique. Sur la base des progrès sans précédent réalisés depuis 2016 en ce qui concerne le renforcement de la coopération avec l’Otan, il est nécessaire de prendre de nouvelles mesures ambitieuses et concrètes pour mettre en place des ripostes communes face aux menaces et aux défis communs existants et nouveaux. Les déclarations conjointes signées en 2016 et 2018 constituent les principaux piliers de cette coopération (…) »
    Mais en réalité personne n’est dupe. La coopération entre l’Union européenne et l’Otan n’ira pas plus loin tant que le problème entre la Turquie et Chypre ne sera pas résolu. En outre, il faudrait que les États membres de l’Union acceptent de constituer un « caucus » européen et de substituer leurs relations bilatérales avec les États-Unis en matière de défense, par une relation de groupe à groupe, ce que ni les Américains, ni les Britanniques, ni beaucoup d’Européens eux-mêmes ne souhaitent, en réalité. D’une certaine façon, la guerre en Ukraine n’a fait que renforcer l’idée que la seule défense de l’Europe qui vaille est celle de l’Otan et que celle-ci ne vaut que parce que les États-Unis y sont engagés. Si tel n’était pas le cas, la Suède et la Finlande, qui bénéficient de la protection de l’article 42.7 du TUE précité, n’auraient sans doute pas jugé utile de présenter leur candidature à l’Otan.
    Le second tabou soigneusement évité est celui du financement. Contrairement aux versions intermédiaires qui circulaient peu de temps avant l’adoption définitive du document, aucun engagement d’augmentation des dépenses de défense n’a été pris. Les États membres s’engagent simplement à « échanger sur leurs objectifs de dépenses de défense » et ce, « dans le plein respect des prérogatives nationales et en cohérence avec [leurs] engagements, y compris ceux pris au sein d’autres organisations ». Cette affirmation montre bien les limites de la coopération intergouvernementale et la primauté accordée par les États membres à l’Alliance atlantique sur la défense européenne. Or l’absence d’une programmation budgétaire crédible réduit considérablement la valeur des engagements pris dans la boussole stratégique. L’idée même de « préparer le prochain cycle budgétaire en 2028 », qui figurait dans l’une des dernières versions de travail, a finalement été écartée.

Conclusion
La boussole stratégique est un document utile tant au niveau des symboles, car il marque la prise de conscience des Européens de la nécessité de se défendre, qu’au niveau des mesures concrètes, telles que le contrôle des investissements étrangers. Mais il marque aussi l’addiction des États membres à la protection américaine et leur peu d’ambition pour une authentique défense européenne, qui supposerait pour eux de sortir du cadre intergouvernemental.
La guerre russo-ukrainienne a produit en deux mois plus d’effets politiques sur la défense européenne que le bavardage stratégique de la boussole en deux ans. Les décisions qui pourraient être prises par les États membres en matière capacitaire, et notamment l’autorisation accordée à l’Union d’acquérir des équipements militaires, pourraient marquer la fin d’un autre tabou (l’impossibilité pour l’Union d’effectuer des dépenses au profit de la politique de défense et de sécurité commune) et sonner le vrai départ de la défense européenne. À suivre…

Par Frédéric Mauro
Avocat au barreau de Bruxelles
Chercheur associé à l’IRIS