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Interview avec Marc Darmon, Président du GICAT

10 Fév 2022 | Eurosatory Report (Fr)

Par Joseph Roukoz.

En marge de la préparation d’Eurosatory 2022, le Quotidien officiel du salon a interviewé Marc Darmon, président du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) i, sur l’avenir de l’industrie de défense terrestre en France, l’exportation militaire, l’Europe de la défense, les technologies modernes du champ de bataille et l’importance du salon Eurosatory. Le GICAT représente plus de 300 adhérents et près de 56 start-up GENERATE.

En tant que président du GICAT, comment voyez-vous l’avenir de l’industrie française de défense terrestre ?

L’industrie française de Défense et de Sécurité terrestre et aéroterrestre, c’est aujourd’hui 45.000 emplois hautement qualifiés, partout en France et non délocalisables. Notre industrie bénéficie d’un chiffre d’affaires de 7,5 milliards d’euros annuel et exporte en moyenne, 50% de sa production totale, ce qui lui permet de contribuer au développement économique des territoires urbains comme ruraux. Ainsi, 1 euro investi par l’Etat dans l’industrie française de Défense et de Sécurité génère au bout de 10 ans 2 euros de chiffre d’affaires direct et indirect (source Chaire économie de Défense de l’IHEDN).

C’est une industrie de haute technologie, au service de nos forces, pour assurer notre souveraineté et qui trouve toute sa pertinence dans le contexte de crise actuelle. Les plus anciens des matériels ont plus de 40 ans. Il faut impérativement les renouveler par des matériels plus performants et adaptés aux nouveaux besoins opérationnels tout en garantissant une protection optimale à nos soldats. C’est en cours grâce au programme SCORPION lancé en 2014.

Qu’est-ce qui pourrait arriver après Scorpion ?

La perspective de la guerre de haute-intensité est sous-jacente au programme SCORPION et au combat collaboratif. La notion de « haute intensité » implique qu’aucune limite n’est fixée à l’usage de la force et que l’engagement des ressources est total pour une nation menacée dans ses intérêts vitaux.SCORPION est un système de combat tactique collaboratif, évolutif et flexible, à même de remplir toutes les missions opérationnelles présentes et futures de l’armée de Terre. Il est lui-même fait de plusieurs segments : de nouveaux véhicules (JAGUAR, GRIFFON et SERVAL), la rénovation du char Leclerc, un système d’information et de communication (SICS), et le programme de communication « Contact », qui constitue son ossature nerveuse.

La loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit la modernisation des capacités terrestre grâce au programme SCORPION : 50% des nouveaux blindés médians seront livrés d’ici 2025 avec l’atteinte des cibles fin 2030. Toutefois, dans la perspective du combat de haute intensité, il faudra améliorer et renouveler les autres capacités dans le cadre du programme TITAN, qui est le prolongement des ambitions SCORPION en matière de projets interarmées et interalliés : la connectivité (interarmes, interarmées et interalliés), le projet européen Main Ground Combat System (MGCS), la rénovation du Véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), l’artillerie future (précision et portée), la défense sol-air d’accompagnement de la force, les successeurs des hélicoptères de combat et de manœuvre, les systèmes automatisés (drones et robots : ambition VULCAIN), les effets dans les champs immatériels (lutte informatique défensive, offensive, informationnelle) ainsi que la fabrication et la livraison de près 10 000 camions en dix ans

Il est donc essentiel que la fin de l’actuelle Loi de Programmation Militaire et de la future conservent les dynamiques impulsées et accroissent les études amont dans le domaine de la préparation du futur du secteur aéroterrestre.

Quelle est l’importance des exportations pour la base industrielle de défense ?

L’exportation est clé pour nos industriels, car elle représente 50% de leur chiffre d’affaires, le marché intérieur étant trop restreint pour amortir les investissements faits. Elle permet de promouvoir des innovations afin d’être au meilleur niveau face à une concurrence exacerbée. L’export est également un outil diplomatique essentiel de Soft power et d’influence, dont l’objectif est d’offrir un matériel hautement technologique à nos partenaires.

Les quelques très beaux succès de 2021 provenaient de projets initiés bien avant. La crise sanitaire nous a fait perdre la capacité de lancer de nouveaux contrats, ce qui va avoir des répercutions à court terme : nos industriels sont très inquiets pour 2022-2023.

L’une des faiblesses de l’Europe est le montant limité du budget de R&D, compte tenu à la fois des fonds de l’État et des entreprises. Dans quelle mesure le GICAT peut-il coordonner les axes R&D ? Comment travaillez-vous avec la DGA pour éviter les doublons et garantir des budgets R&D optimaux ?

Le GICAT, via ses adhérents, au sein de la commission Recherche, Technologie et Innovation (RTI) entretient un dialogue continu avec la DGA et l’armée de Terre afin de les sensibiliser aux problématiques sectorielles. Nous considérons que le niveau d’études amont n’est pas suffisant pour préparer les futures échéances à venir dans le secteur aéroterrestre que représente TITAN. Les budgets du Fond Européen de Défense (FED), s’ils sont indispensables, sont faibles. Ils ne pourront pas se substituer aux budgets nationaux afin de rester dans la « course » dans le cadre des rationalisations industrielles à venir. Plusieurs dizaines de milliers d’emplois sont à la clef. Surtout, c’est la seule option pour notre pays de rester souverain. Un achat sur étagère ne permet pas d’être souverain sur la durée.

Considérant que certaines des principales entreprises membres du GICAT font partie d’entités multinationales, pensons à MBDA, Thales et Nexter au sein de KNDS, pour n’en citer que quelques-unes, comment voyez-vous du point de vue du GICAT une tendance à une européisation de l’industrie de la défense terrestre sur le Vieux Continent ?

Il y a trois concepts différents :

  • Des entreprises parfaitement intégrées d’un point de vue multinational, telles que Thales, MBDA et Airbus, qui sont managées en fonction de lignes de produits mondiales tout en étant nationales dans leur pays, après une longue période de rationalisation.
  • En France, il y a un grand nombre de filiales françaises de groupes étrangers (Volvo pour ARQUUS, Saab, Patria, etc.).
  • La rationalisation du secteur industriel terrestre ne fait que débuter. KNDS est une fusion récente, et elle ne sera un succès que si elle est soutenue par un véritable programme de coopération, d’où le besoin d’un engagement concret, sur la durée, des Etats dans le cadre du programme MGCS.

La concurrence exacerbée et la fragmentation des systèmes et des industries européennes (l’Italien Leonardo, le groupe Allemand KMW, le Britannique BAE Systems, etc.) requièrent de faire converger l’ensemble des acteurs vers les besoins opérationnels futurs, cela en privilégiant le marché domestique. Il reste important de soutenir la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française qui représente 4.000 entreprises et 200.000 emplois, et qui a démontré son expertise dans un large spectre d’activités depuis près de quarante ans.

Outre la mobilité, la protection et la puissance de feu, de nombreux autres domaines prennent de plus en plus d’importance sur le champ de bataille terrestre, comme la mise en réseau pour ne citer que SCORPION. Quelles technologies pourraient devenir clés dans les années à venir du point de vue du terrestre ?

Le combat collaboratif est un changement de concept essentiel : par exemple, un véhicule voit une cible, un autre décide de tirer, et le troisième véhicule tire, tout cela en temps réel. La collaboration est un concept historique, mais on peut aller bien plus loin aujourd’hui, avec de l’engagement combiné et coopératif, de la protection distribuée, etc.

Dans SCORPION, les niveaux de collaboration vont évoluer du combat embarqué au combat débarqué, à partir du partage de la position des pions sur le théâtre (Blue Force Tracking), jusqu’à une protection opérationnelle, où le système proposera le meilleur effecteur à même de traiter la menace en un minimum de temps au sein de la force.

La simulation hybride permet quant à elle de mixer réalité virtuelle et système d’armes et représente l’avenir dans le domaine cinétique avec la mise en œuvre d’armes à effets dirigés (laser contre les drones par exemple) ou électromagnétique (portée pour l’artillerie). L’arrivée massive d’armes permettant le tir au-delà des vues directes va changer les règles du jeu. Missile de Moyenne-Portée (MMP) pour le fantassin, pour les véhicules (Jaguar), le Missile Haut de Trame (MHT) pour le Tigre MkIII, les obus ou mortiers de précisions apporteront de réelles ruptures. Dans le domaine du MCO, la fabrication additive et la maintenance prévisionnelle sont les deux ruptures attendues. Ces nouveaux systèmes vont complètement changer la doctrine d’utilisation et les opérations.

Autrefois principalement dévolu aux véhicules blindés, d’artillerie et d’armement, le champ de bataille terrestre a aujourd’hui évolué, les armées opérant définitivement dans un espace à deux dimensions, lorsqu’elles ne combattent pas le long des côtes, l’espace et le cyber incombant aux opérations multi-domaines. Dans quelle mesure cette nouvelle approche nécessite de repenser ou de réorganiser la structure du GICAT afin de faire face à un portefeuille d’entreprises beaucoup plus large, engagées dans des domaines qui n’étaient pas considérés par votre organisation par le passé ?

L’apparition de nouveaux champs de conflictualité, guerre informationnelle, notamment au Sahel, l’importance considérable des drones, notamment illustrée lors du conflit au Haut-Karabagh à l’automne 2020, etc. ne dilue pas le champ terrestre car c’est sur ce théâtre-là que l’on voit poindre cette complexité et sur lequel l’ensemble des nouvelles logiques se croisent.

L’engagement terrestre va probablement voir trois grandes évolutions stratégiques sous-jacentes :

  • Le retour au combat de haute-intensité, que SCORPION entend justement préparer.
  • Les effets dans les champs immatériels, à travers la lutte informationnelle, via les combats info-centrés, la lutte informatique offensive, la protection contre des cyber attaques et la lutte de l’information autour de la guerre technologique et des fake news.
  • La question environnementale, avec les nouvelles normes, les nouvelles énergies et les nouveaux carburants.

Face à ces nouveaux défis qui nécessitent une évolution des sujets de réflexion et des synergies, le GICAT s’organise et structure ses activités autour de deux nouvelles commissions :

  • La commission énergie opérationnelle, qui travaille sur les moyens pour développer les nouveaux carburants et amorcer le virage de la transition énergétique (hybridation, H2 …).
  • La commission numérique qui vise à coordonner la relation Etat-industries sur les sujets tels que la guerre de l’information et le combat info-centré. Tous les grands acteurs du numérique sont aujourd’hui membres du GICAT (Thales, Atos, Sopra Steria, Airbus, etc.).

Eurosatory 2022 va redonner une vitrine internationale indispensable à l’industrie de l’armement terrestre française après 4 ans d’absence. Peut-on dire que la crise du COVID a contribué à nuire à la visibilité de nombre d’entreprises du domaine et leur a fait perdre des opportunités de vente, notamment à l’export ?

Le COVID a bouleversé les opportunités de se déplacer. Les industriels ont initié moins de nouveaux projets que si leurs personnels avaient pu voyager plus largement. Le dynamisme du marché domestique a cependant été plus important. On note que les exportations d’armements continuent de croitre à l’échelle européenne, comme évoqué précédemment.

Eurosatory revient pour la première fois depuis quatre ans. Il y a une vraie envie des visiteurs et des exposants de se retrouver et de présenter leurs produits. Nous sommes très confiants sur le fait que le salon sera un franc succès.

Le prochain salon devrait mettre l’accent à la fois sur la cyber guerre et le domaine aéroterrestre qui mobilise autant les drones que les hélicoptères. Comment voyez-vous l’évolution de ces deux domaines essentiels ?

Les effets dans le cyber espace constituent un sujet majeur du secteur, en particulier dans la perspective de combats de haute intensité mais pas seulement. Les retours d’expérience actuels montrent que cette menace existe dès le niveau du combat asymétrique. Dans le domaine aéroterrestre, la montée en puissance des systèmes automatisés (drones et robots) va définitivement modifier les futurs engagements afin d’apporter plus de masse et protéger les soldats dans les cas les plus dangereux. La principale difficulté est que nos ennemis dans ce domaine n’appliqueront pas notre éthique imposant que l’homme reste dans la boucle de décision. On peut craindre, le cas s’est déjà présenté, l’utilisation massive (meutes et essaims) de Systèmes d’Armes Létaux Autonomes (SALA), plus communément appelés « robot-tueur », qui sont des automates capables de mener une action létale de manière automatisée sans interventions humaines.

« Eurosatory revient pour la première fois depuis quatre ans. Il y a une vraie envie des visiteurs et des exposants de se retrouver et de présenter leurs produits. »

Pour en revenir à Eurosatory, outre la dominante défense qui est l’ADN du salon, il ne faut pas oublier son large volet sécurité qui dans l’édition 2022 va prendre une place importante, conforme à l’activité des entreprises adhérentes du GICAT : 12% du chiffre d’affaires de nos adhérents repose sur la sécurité.

En plus de mettre l’accent sur le volet sécurité durant toute la journée du jeudi 16 juin, le salon prévoit un hall dédié entièrement à cette thématique, au sein duquel les adhérents du GICAT auront toute leur place auprès du ministère de l’Intérieur. Les dossiers territoires de confiance et la sécurisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 seront mis en valeur et les entreprises pourront démontrer leur savoir-faire en la matière.

La sécurité civile fera aussi partie du vocabulaire du salon avec un nouvel espace HELPED dédié à la gestion des crises humanitaires qui concerne plus de 60 membres de notre groupement.

L’industrie de sécurité dispose en outre d’un volet export non-négligeable, car, comme pour le secteur défense, le marché intérieur ne suffit pas à faire vivre les industries. Les salons tel qu’Eurosatory sont justement un moment privilégié pour développer cette dynamique exportatrice dans la stratégie des industries du secteur.

L’activité de l’industrie de sécurité se structure actuellement à travers le Comité stratégique de filière (CSF) créé en 2018 à la demande d’Edouard Philippe et que je préside également. C’est la dix-huitième et dernière filière industrielle créée, sous l’égide du Conseil National de l’Industrie (CNI). Le GICAT et le CSF défendent donc une cohérence d’action défense et sécurité.

i Le GICAT, association professionnelle créée en 1978, compte aujourd’hui plus de 310 adhérents. Les entreprises membres du GICAT – grands groupes, ETI et PME – couvrent un large spectre d’activités industrielles, de recherche, de service et de conseil au profit des composantes militaires et civiles, nationales et internationales impliquées dans la sécurité et/ou la défense terrestre et aéroterrestre. En 2017, le GICAT a lancé son propre accélérateur de start-up, Generate, qui le positionne comme un pionnier dans l’écosystème de l’innovation français de défense et de sécurité. Il accompagne aujourd’hui 56 sociétés dans leur développement. Le Commissariat général des Expositions et Salons (COGES EVENTS), filiale du GICAT, organise des salons nationaux et internationaux tels que Eurosatory en France, ExpoDefensa en Colombie, et ShieldAfrica en Côte d’Ivoire.